Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Texte de Michel Meuret, chercheur à l'INRA, pour la soirée de clôture au cinéma Le Navire, à Valence

7 Février 2013

Intervention au débat public organisé par un collectif d’éleveurs de la Drôme sur le thème : « Stop à l’industrialisation de nos élevages »

Cinéma Le Navire

Valence, Drôme

31/01/2013

Directeur de recherche à l’INRA, ma spécialité porte sur les systèmes d’élevage pastoraux et plus particulièrement les savoirs et pratiques d’éleveurs et de bergers. Je travaille depuis près de 30 ans avec des éleveurs caprins et ovins de la Drôme, dont plusieurs sont membres du collectif.

Pourquoi ai-je été invité ce soir à vous faire partager mon point de vue de chercheur ? Car je valide malheureusement les inquiétudes des organisateurs au sujet de la menace d’industrialisation de leurs élevages. C’est une menace qui touche l’Europe entière, et aussi bien d’autres pays dans le monde. L’identification électronique en est l’une des composantes récentes.

Elle a pour origine officielle le stress provoqué en Europe par des maladies du bétail susceptibles de se transmettre aux humains. Et ceci lié au fait que, aujourd’hui, les premiers outils des éleveurs sont les moyens de transport. Au sein de l'Europe, et même plus loin, les animaux circulent de plus en plus fréquemment. Ils circulent par camions et par bateaux, pour l’achat et la vente, mais aussi au cours de leur vie, notamment les animaux à viande. Et ils circulent par des voies pas toujours très « claires », comme on a pu le constater à l’époque de la crise de la « vache folle ». L’idée était donc de mieux prévenir le risque sanitaire, en étant certain d’avoir identifié tous les animaux, et en sachant presque constamment « qui est où et quand ? ». Quand il y a de gros effectifs, et que ceux qui organisent le transport ne sont pas les éleveurs, il faut pouvoir repérer chaque animal avec certitude et à la vitesse de sa montée ou de sa descente dans les camions et les bateaux.

Seconde raison, qui provient cette fois de l’intérieur de la profession d’élevage : il y a de moins en moins d’éleveurs en Europe, mais il y a à peu près toujours autant d’animaux, ce qui signifie que les élevages qui restent sont de plus en plus gros. Plus d’animaux, nettement moins de travailleurs : la plupart des éleveurs ont, de fait, changé de métier. Ils gèrent de véritables usines, où ils ne voient plus guère leurs bêtes. Pour les diverses tâches, ils ont recourt à des ouvriers spécialisés. En tant qu’exploitants, ils ont plutôt les yeux sur des écrans d’ordinateurs, les cours des produits, les aides agricoles, leur comptabilité d’exploitation, etc.

Nous n’allons pas faire ici ce soir comme dans certaines publicités à la télévision sur les fromages ou la viande : faire semblant que cet élevage industriel n’existe pas. Il existe, et il existe même de plus en plus, car il est encouragé par les grands groupes de distribution et aussi par les capitaux qui visent l’exportation. L’animal y est traité comme une « machine ». Tout est organisé pour « optimiser son potentiel génétique » de production dans des conditions très simplifiées et artificialisées. Cet animal ne vit en général pas longtemps et surtout il n’est connu de l’éleveur que par son numéro d’identification. Il n’est repéré que lorsqu’il commence à poser des problèmes. Pour ces élevages, c’est somme toute assez logique d’adopter une technologie d’identification électronique de chaque animal.

Mais là où je rejoins les organisateurs de cette transhumance, ainsi que les réalisateurs du film « Mouton 2.0 », c’est quand, sous prétexte de crises sanitaires, on commence à tout confondre : élevages industriels avec élevages paysans ; très gros troupeaux avec petits troupeaux ; éleveurs qui envoient et reçoivent des bêtes par camions dans toute l’Europe avec éleveurs qui transhument, eux aussi par camion, mais uniquement d’un massif à l’autre ou d’une vallée à l’autre ; éleveurs qui n’ont plus le temps, ou parfois plus l’envie, de connaître leurs bêtes avec éleveurs dont la relation de travail quotidienne avec l’animal, et plus généralement avec le vivant, est l’essence même du métier, de ses savoir-faire, et de ses plaisirs à travailler.

Pourquoi on confond ? Je crois qu’on n’a pas pris le temps de discriminer, de clarifier le fait que, lorsqu’on dit aujourd’hui « élevage », et « mouvements d’animaux » en Europe, on s’adresse en réalité à des situations, à des pratiques de travail, extrêmement différentes. Et je dis « on », plutôt que l’« administration », car il me semble bien que nous avons tous ici une part de tord : les organisations d’éleveurs, les élus, et même les chercheurs.

Je m’en explique, en m’adressant aux collectifs d’éleveurs m’ayant invité ce soir. Avec vos alliés, et cela y compris des élus et des consommateurs, vous avez à encore mieux faire reconnaître vos spécificités, vos pratiques et vos savoir-faire. Les journées « De ferme en ferme », c’est bien, mais à l’échelle nationale ou européenne, ça ne suffit visiblement pas.

Expliquez, ou plutôt, expliquons, que vous n’êtes pas des clandestins, ni revendiquez à le devenir, dissimulés dans vos vallées et vos montagnes avec des bêtes d’origines inconnues, mais que vous êtes bien en vue dans l’espace public, comme ce soir pour ce débat, avec vos multiples contrats et conventions de pâturage, cahiers des charges de produits locaux, biologiques, etc. Expliquez que, même avec des troupeaux de plusieurs centaines de brebis, vous avez l’œil pour repérer la brebis boiteuse, celle qui a une mammite, où celle qui va bientôt mettre bas. Vous êtes déjà munis de vos boucles de numérotations auriculaires, ainsi que vos carnets d’élevage tenus à jour, et vous avez surtout la connaissance de « qui est dans le troupeau », ou qui n’y est plus depuis telle ou telle date, et pour quelle raison. Ceci fait partie intégrante de votre métier, de votre savoir-faire.

Expliquez que vous maitrisez fort bien vos mouvements d’animaux, et surtout que vos animaux ne « sortent » quasiment jamais de votre logique annuelle de calendriers d’élevage et de pâturage, sur un territoire circonscrit et qui ne fluctue pas constamment. Expliquez aussi que vous n’aurez aucun gain de temps, ni travail facilité, à devoir circuler dans vos bergeries ou sur vos alpages avec des scanners à main, ou des ordinateurs portables, pour mieux identifier vos bêtes. Vous les connaissez souvent une par une, et toutes vous connaissent, certaines répondant même à leur nom. Quand parfois, en tant que berger salarié, vous ne les connaissez pas encore, vous apprenez vite à les connaître, et inversement.

Nous avons, ensemble, à expliquez aussi que vos petits élevages, pour rester « robustes » et « performants » économiquement, socialement et écologiquement, doivent rester fondés sur de la souplesse, de l’ajustement et de la mobilité. Dans votre cas, tout n’est pas programmable en début d’année. En matière de météo et de ressources alimentaires au pâturage, une année n’est pas l’autre, une saison n’est jamais totalement prévisible. Et contrairement à ce qui se pratique dans les élevages industriels en bâtiments, vous ne cherchez pas à stabiliser et sécuriser votre niveau de production à grands renforts d’aliments achetés, ou avec des achats et des déstockages rapides d’animaux.

Souplesse, ajustement, mobilité : il vous faudrait donc assurément des puces Rfid et des GPS. Mais non car, chez vous, il s’agit de mobilité locale, parfois même micro-locale, organisée chaque année sur des territoires déjà bien connus de vous et de vos bêtes, pas à travers plusieurs frontières et océans. Quand vos brebis montent dans un camion, généralement vous suivez derrière, ou plus généralement devant. Vous n’êtes donc pas dans le cas de figure qui a généré le stress suite aux crises de type « vache folle », où 4 ou 5 personnes différentes, et ne parlant généralement pas la même langue, transportent des animaux comme ils le font avec des marchandises en containers.

L’identification électronique ne devrait donc pas s’imposer à tous sans plus de discernement. Au départ, je confirme d’ailleurs qu’elle s’adressait à des systèmes d’élevage d’un genre bien différent des vôtres. Et puis, pour raison de commodité, d’homogénéité des moyens de contrôles, et surtout par manque de temps de réflexion et de discrimination, on vous l’impose à vous également. C’est donc fort heureux que vous provoquiez le débat publiquement.

Michel Meuret

Zootechnicien et Écologue

Directeur de recherche à l’INRA

meuret@supagro.inra.fr

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
M
Bonjour, je m'occupe de la pédagogie de l'université buissonnière la vie en oeuvre (dômr provençale) :<br /> j'ai fait passer sur le blog les infos que vous m'aviez transmises et l'article du canard aux personnes des hautes baronnies qui suivent nos ateliers ou abonnés juste curieux du blog..j'ai demandé aux personnes qui font des bulletins locaux de diffusion et à tout un chacun de faire circuler l'info ...ça n'a commencé à vraiment circuler qu'à la troisième édition..et ils ont gardé l'emballage &quot;université buissonnière&quot; avec mes textes de présentation car on sent une certaine reserve voire prudence ...c'est trés interessant car les &quot;informeurs&quot; locaux auto proclamés n'ont pas automatiquement le sens de l'altérité........ <br /> depuis l'article du canard je n'ai plus reçu ou trouvé d'infos permettant de savoir ou vous en êtes dans votre action?<br /> Souhiatez vous que je continue à informer nos concitoyens alentours? si oui <br /> je veux bien faire paraître l' article sur le blog UB de l'intervention de Mme Meuret que je viens de lire sur votre blog que je trouve parfaite et fort claire ...et l'envoyer personnellement à ceux qui emettent des doutes sur votre action....tout ça pour vous dire que même étant plutôt au rayon &quot;culture&quot; je veux bien faire mon possible pour susciter le soutien et le relais de mes interlocuteurs buissonniers,? car aujourd'hui ce sont les moutons et demain...<br /> Miette Ripert<br /> ps : souhaitons que le scandale sur la viande de cheval déguisée en boeuf permette une remise en question de l'industrialisation de l'agriculture et incite pouvoirs publics et consommacteurs à s'impliquer pour une mise en relation directe de la production et de la consommation
Répondre
C
Merci de votre implication!<br /> nous sommes bien sûre toujours ouvert à ce que le message circule!<br /> continuons!